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[...] Au risque de s’y briser... vous apercevez bien l’objection ? Vous
entendez les cris des gens prudents : à quoi bon montrer aux jeunes,
grondent-ils, ces images extrêmes et contradictoires de l’humanité où dominent
peut-être les fous et les déséquilibrés ; à quoi bon les initier à Lautréamont,
à Kafka et leur faire lire les horreurs d’Henri Michaux ? Et de proche en
proche, Flaubert n’est-il pas immoral ? Faites-vous un choix dans Balzac ?
n’est-il pas risqué d’étudier Baudelaire ? Rimbaud vous paraît-il très sain ?
Oui, madame, l’enseignement comporte des risques : d’un point de vue
comme le vôtre, toute culture serait dangereuse parce qu’elle détruit la
naïveté. Elle est aux antipodes de l’innocence, elle vieillit, elle flétrit
votre enfant ; il se peut même qu’elle lui fasse mal. Toute croissance est
douloureuse. L’existence, à moins d’enfermer votre fils dans le paradis de
l’enfant Bouddha, se chargera aussi de le meurtrir. Simplement la culture
vieillit précocement et en profondeur : c’est ainsi qu’elle prépare à la vie.
C’est toute une aventure que de suivre une classe de lettres et ce n’est
pas aussi anodin que vous le croyez. Le propre de cet enseignement, j’allais
dire son honneur, c’est de ne pas avoir peur de la réalité et de ne tolérer
aucun interdit. On peut tout aborder à condition de l’expliquer, de le faire
parfaitement comprendre. Et c’est pourquoi l’on considère comme un excellent
maître un homme comme votre ami J., ce doux sceptique, cet aimable dilettante
qui par son ironie sait si bien brusquer l’esprit de ses élèves, les étonner et
les faire réfléchir.
Il faut croire à la vertu pédagogique du scepticisme; il
arrive même qu’il provoque par contraste des ardeurs et des fidélités plus
intenses ; il purifie les fausses convictions au feu de ses sarcasmes, il force
pour ainsi dire les vocations à se faire jour. Il faut croire aussi à la vertu
des influences contradictoires. Après Vigny, il est bon d’étudier Balzac ; après
Baudelaire, Hugo. La distance qui les sépare ouvre des horizons. Il est bon
d’avoir plusieurs maîtres, différents d’esprit et de goûts. C’est le contraste,
ici comme partout, qui fait penser, c’est le jeu complexe des influences qui
libère : l’homme d’un seul livre est un esclave. Vous vous rappelez ce mot de J.
l’an dernier : « Je n’ai rien à leur enseigner, disait-il avec son bon sourire,
tout ce que je peux faire, c’est de les inquiéter un peu. Mais, ajoutait-il, ils
sont tellement niais que c’est presque impossible. »
L’inquiétude, c’est la vie
même de la conscience. Toute vie suppose effort, dépense de forces. Ce que
cherchent les élèves, trop souvent, c’est une réponse de catéchisme, « ce qu’il
faut penser de... », et dans leurs devoirs, ce qu’ils disent c’est ce qu’ils
croient que l’on doit dire. Or le principe de l’enseignement littéraire est de
leur faire admettre qu’il n’y a pas de dogme tout fait et qu’à chacun sa vérité.
C’est à ce prix qu’on les arrache au troupeau et qu’on les rend à eux-mêmes.
Mais combien savent en profiter ?
Jean Onimus (1909-2007), L'enseignement des lettres et la vie, 1965
Baccalauréat - Séries générales
Dilettante : personne qui exerce une activité pour son plaisir
Scepticisme : doctrine philosophique fondée sur le doute et l’incertitude
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