Hauteville-House, 17 novembre 1862
Monsieur,
Ce que vous faites est
bon ; vous avez besoin d’aide, vous vous adressez à moi, je vous
remercie ; vous m’appelez, j’accours. Qu’y a-t-il ? Me
voilà.
Genève est à la veille d’une
de ces crises normales qui, pour les nations comme pour les individus,
marquent les changements d’âge. Vous allez réviser votre
constitution. Vous vous gouvernez vous-mêmes ; vous êtes vos
propres maîtres ; vous êtes des hommes libres ; vous êtes
une république. Vous allez faire une action considérable, remanier
votre pacte social, examiner où vous en êtes en fait de progrès et de
civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions
communes ; la délibération va s’ouvrir, et, parmi ces
questions, la plus grave de toutes, l’inviolabilité de la vie
humaine, est à l’ordre du jour.
C’est de la peine de mort
qu’il s’agit.

Hélas, le sombre rocher de
Sisyphe ! quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la
société humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d’obscurité, d’ignorance
et d’injustice qu’on nomme pénalité ? quand donc au mot Peine
substituera-t-on le mot Enseignement ? quand donc comprendra-t-on
qu’un coupable est un ignorant ? Talion, oeil pour oeil, dent
pour dent, mal pour mal, voilà à peu près tout notre code. Quand donc
la vengeance renoncera-t-elle à ce vieil effort qu’elle fait de nous
donner le change en s’appelant Vindicte ? Croit-elle nous
tromper ? Pas plus que la félonie quand elle s’appelle Raison d’État.
Pas plus que le fratricide quand il met des épaulettes et qu’il s’appelle
la Guerre. De Maistre a beau farder Dracon ; la rhétorique
sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas à déguiser la
difformité du fait qu’elle couvre ; les sophistes sont des
habilleurs inutiles ; l’injuste reste injuste, l’horrible reste
horrible. Il y a des mots qui sont des masques ; mais à travers
leurs trous on aperçoit la sombre lueur du mal.
Quand donc la loi s’ajustera-t-elle
au droit ? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur
la justice divine ? quand donc ceux qui lisent la Bible
comprendront-ils la vie sauve de Caïn ? quand donc ceux qui lisent
l’Évangile comprendront-ils le gibet du Christ ? quand donc
prêtera-t-on l’oreille à la grande voix vivante qui, du fond de l’inconnu,
crie à travers nos ténèbres : Ne tue point ! quand donc
ceux qui sont en bas, juge, prêtre, peuple, roi, s’apercevront-ils qu’il
y a quelqu’un au-dessus d’eux ?
Républiques d'esclaves,
monarchies à soldats, sociétés à bourreaux ; partout la force,
nulle part le droit. Ô les tristes maîtres du monde ! chenilles d’infirmités,
boas d’orgueil.
Une occasion se présente où
le progrès peut faire un pas. Genève va délibérer sur la peine de
mort. De là votre lettre, monsieur. Vous me demandez d’intervenir, de
prendre part à la discussion, de dire un mot. Je crains que vous ne
vous abusiez sur l’efficacité d’une chétive parole isolée comme
la mienne. Que suis-je ? Que puis-je ? Voilà bien des années
déjà, – cela date de 1828, – que je lutte avec les faibles forces
d’un homme contre cette chose colossale, contradictoire et
monstrueuse, la peine de mort, composée d’assez de justice pour
satisfaire la foule et d’assez d’iniquité pour épouvanter le
penseur. D’autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a
cédé un peu de terrain ; voilà tout. Elle s’est sentie
honteuse dans Paris, en présence de toute cette lumière. La guillotine
a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant ; chassée de la
Grève, elle a reparu barrière Saint-Jacques ; chassée de la
barrière Saint-Jacques, elle a reparu à la Roquette. Elle recule, mais
elle reste.

Puisque vous réclamez mon
concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne vous faites pas illusion
sur le peu de part que j’aurai au succès si vous réussissez. Depuis
trente-cinq ans, je le répète, j’essaye de faire obstacle au meurtre
en place publique. J’ai dénoncé sans relâche cette voie de fait de
la loi d’en bas sur la loi d’en haut. J’ai poussé à la révolte
la conscience universelle ; j’ai attaqué cette exaction par la
logique, et par la pitié, cette logique suprême ; j’ai
combattu, dans l’ensemble et dans le détail, la pénalité
démesurée et aveugle qui tue ; tantôt traitant la thèse
générale, tâchant d’atteindre et de blesser le fait dans son
principe même, et m’efforçant de renverser, une fois pour toutes,
non un échafaud, mais l’échafaud ; tantôt me bornant à un cas
particulier, et ayant pour but de sauver tout simplement la vie d’un
homme. J’ai quelquefois réussi, plus souvent échoué. Beaucoup de
nobles esprits se sont dévoués à la même tâche ; et, il y a
dix mois à peine, la généreuse presse belge, me venant énergiquement
en aide lors de mon intervention pour les condamnés de Charleroi, est
parvenue à sauver sept têtes sur neuf.
Les écrivains du
dix-huitième siècle ont détruit la torture ; les écrivains du
dix-neuvième, je n’en doute pas, détruiront la peine de mort. Ils
ont déjà fait supprimer en France le poing coupé et le fer
rouge ; ils ont fait abroger la mort civile ; et ils ont
suggéré l’admirable expédient provisoire des circonstances
atténuantes. – « C’est à d’exécrables livres comme le
Dernier Jour d’un Condamné, disait le député Salverte, qu’on
doit la détestable introduction des circonstances atténuantes. » Les circonstances atténuantes, en effet, c’est le commencement de l’abolition.
Les circonstances atténuantes dans la loi, c’est le coin dans le
chêne. Saisissons le marteau divin, frappons sur le coin sans relâche,
frappons à grands coups de vérité, et nous ferons éclater le billot.
Lentement, j’en conviens.
Il faudra du temps, certes. Pourtant ne nous décourageons pas. Nos
efforts, même dans le détail, ne sont pas toujours inutiles. Je viens
de vous rappeler le fait de Charleroi ; en voici un autre. Il y a
huit ans, à Guernesey, en 1854, un homme, nommé Tapner, fut condamné
au gibet ; j’intervins, un recours en grâce fut signé par six
cents notables de l’île, l’homme fut pendu ; maintenant
écoutez : quelques-uns des journaux d’Europe qui contenaient la
lettre écrite par moi aux Guernesiais pour empêcher le supplice
arrivèrent en Amérique à temps pour que cette lettre pût être
reproduite utilement par les journaux américains ; on allait
pendre un homme à Québec, un nommé Julien ; le peuple du Canada
considéra avec raison comme adressée à lui-même la lettre que j’avais
écrite au peuple de Guernesey, et, par un contre-coup providentiel,
cette lettre sauva, passez-moi l'expression, non Tapner qu’elle
visait, mais Julien qu’elle ne visait pas.
Je cite ces faits ;
pourquoi ? parce qu’ils prouvent la nécessité de persister.
Hélas ! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la
guillotine et de la potence conservent leurs hideux niveaux ; le
chiffre du meurtre légal ne s'est amoindri dans aucun pays. Depuis une
dizaine d’années même, le sens moral ayant baissé, le supplice a
repris faveur, et il y a recrudescence. Vous petit peuple, dans votre
seule ville de Genève, vous avez vu deux guillotines dressées en
dix-huit mois. En effet, ayant tué Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy ?
En Espagne, il y a le garrot ; en Russie, la mort par les verges.
À Rome, l’Église ayant horreur du sang, le condamné est assommé, ammazzato. L’Angleterre, où règne une femme, vient de pendre une
femme.
Cela n’empêche pas la
vieille pénalité de jeter les hauts cris, de protester qu’on la
calomnie, et de faire l’innocente. On jase sur son compte, c’est
affreux. Elle a toujours été douce et tendre ; elle fait des lois
qui ont l’air sévère, mais elle est incapable de les appliquer.
Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d’un pain !
Allons donc ! il est bien vrai qu’en 1816 elle envoyait aux
travaux forcés à perpétuité les émeutiers affamés du département
de la Somme ; il est bien vrai qu’en 1846... – Hélas !
ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la guillotine
de Buzançais.
La faim a toujours été vue
de travers par la loi.
Je parlais tout à l’heure
de la torture abolie. Eh bien ! en 1849, la torture existait
encore. Où en Chine ? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur.
En octobre 1849, à Zug, un juge instructeur, voulant faire avouer un
vol d’un fromage (vol d’un comestible. Encore la faim !) à une
fille appelée Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces dans un étau,
et, au moyen d’une poulie, et d’une corde attachée à cet étau,
fit hisser la misérable jusqu’au plafond. Ainsi suspendue par les
pouces, un valet de bourreau la bâtonnait. En 1862, à Guernesey que j’habite,
la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur. L’été passé,
on a, par arrêt de justice, fouetté un homme de cinquante ans.
Cet homme se nommait Torode.
C’était, lui aussi, un affamé, devenu voleur.
Non, ne nous lassons point.
Faisons une émeute de philosophes pour l’adoucissement des codes.
Diminuons la pénalité, augmentons l’instruction. Par les pas déjà
faits, jugeons des pas à faire ! Quel bienfait que les
circonstances atténuantes ! elles eussent empêché ce que je vais
vous raconter.

À Paris, en 1818 ou 19, un
jour d’été, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice.
Il y avait là une foule autour d’un poteau. Je m’approchai. À ce
poteau était liée, carcan au cou, écriteau sur la tête, une
créature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un réchaud plein
de charbons ardents était à ses pieds devant elle, un fer à manche de
bois, plongé dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente.
Cette femme était coupable de ce que la jurisprudence appelle vol
domestique et la métaphore banale, danse de l’anse du panier. Tout
à coup, comme midi sonnait, en arrière de la femme et sans être vu d’elle,
un homme monta sur l’échafaud ; j’avais remarqué que la
camisole de bure de cette femme avait par derrière une fente rattachée
par des cordons ; l’homme dénoua rapidement les cordons, écarta
la camisole, découvrit jusqu’à la ceinture le dos de la femme,
saisit le fer dans le réchaud, et l’appliqua, en appuyant
profondément, sur l’épaule nue. Le fer et le poing du bourreau
disparurent dans une fumée blanche. J’ai encore dans l’oreille,
après plus de quarante ans, et j’aurai toujours dans l’âme l’épouvantable
cri de la suppliciée. Pour moi, c’était une voleuse, ce fut une
martyre. Je sortis de là déterminé – j’avais seize ans – à
combattre à jamais les mauvaises actions de la loi.
De ces mauvaises actions la
peine de mort est la pire. Et que n’a-t-on pas vu, même dans notre
siècle, et sans sortir des tribunaux ordinaires et des délits
communs ! Le 20 avril 1849, une servante, Sarah Thomas, une fille
de dix-sept ans, fut exécutée à Bristol pour avoir, dans un moment de
colère, tué d’un coup de bûche sa maîtresse qui la battait. La
condamnée ne voulait pas mourir. Il fallut sept hommes pour la traîner
au gibet. On la pendit de force. Au moment où on lui passait le noeud
coulant, le bourreau lui demanda si elle avait quelque chose à faire
dire à son père. Elle interrompit son râle pour répondre : oui,
oui, dites-lui que je l’aime. Au commencement du siècle,
sous George III, à Londres, trois enfants de la classe des ragged (déguenillés)
furent condamnés à mort pour vol. Le plus âgé, le Newgate
Calendar constate le fait, n’avait pas quatorze ans. Les trois
enfants furent pendus.

Quelle idée les hommes se
font-ils donc du meurtre ? Quoi ! en habit, je ne puis
tuer ; en robe je le puis ! comme la soutane de Richelieu, la
toge couvre tout ! Vindicte publique ? Ah ! je vous en
prie, ne me vengez pas ! Meurtre, meurtre ! vous dis-je. Hors
le cas de légitime défense entendu dans son sens le plus étroit (car,
une fois votre agresseur blessé par vous et tombé, vous lui devez
secours), est-ce que l’homicide est jamais permis ? est-ce que ce
qui est interdit à l’individu est permis à la collection ? Le
bourreau, voilà une sinistre espèce d’assassin ! l’assassin
officiel, l’assassin patenté, entretenu, renté, mandé à certains
jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins
« les bois de justice », reconnu assassin de l’état ! l’assassin
fonctionnaire, l’assassin qui a un logement dans la loi, l’assassin
au nom de tous ! Il a ma procuration et la vôtre, pour tuer. Il
étrangle ou égorge, puis frappe sur l’épaule de la société, et
lui dit : Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l’assassin cum
privilegio legis, l’assassin dont l’assassinat est décrété par le
législateur, délibéré par le juré, ordonné par le juge, consenti
par le prêtre, gardé par le soldat, contemplé par le peuple. Il est l’assassin
qui a parfois pour lui l’assassiné ; car j’ai discuté, moi
qui parle, avec un condamné à mort appelé Marquis, qui était en
théorie partisan de la peine de mort ; de même que, deux ans
avant un procès célèbre, j’ai discuté avec un magistrat nommé
Teste qui était partisan des peines infamantes. Que la civilisation y
songe, elle répond du bourreau. Ah ! vous haïssez l’assassinat
jusqu’à tuer l’assassin ; moi je hais le meurtre jusqu’à
vous empêcher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance
sociale condensée en guillotine, la force collective employée à une
agonie, quoi de plus odieux ? Un homme tué par un homme effraye la
pensée, un homme tué par les hommes la consterne.
Faut-il vous le redire sans
cesse ? cet homme, pour se reconnaître et s’amender, et se
dégager de la responsabilité accablante qui pèse sur son âme, avait
besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez quelques
minutes ! de quel droit ? Comment osez-vous prendre sur vous
cette redoutable abréviation des phénomènes divers du repentir ?
Vous rendez-vous compte de cette responsabilité damnée par vous, et
qui se retourne contre vous, et qui devient la vôtre ? vous faites
plus que tuer un homme, vous tuez une conscience.
De quel droit constituez-vous
Dieu juge avant son heure ? quelle qualité avez-vous pour le
saisir ? est-ce que cette justice-là est un des degrés de la
vôtre ? est-ce qu’il y a plain-pied de votre barre à
celle-là ? De deux choses l’une : ou vous êtes croyant, ou
vous ne l’êtes pas. Si vous êtes croyant, comment osez-vous jeter
une immortalité à l’éternité ? Si vous ne l’êtes pas,
comment osez-vous jeter, un être au néant ?
Il existe un criminaliste qui
a fait cette distinction : – « On a tort de dire exécution ; on doit se borner à dire réparation. La société ne tue
pas, elle retranche. » – Nous sommes des laïques, nous autres,
nous ne comprenons pas ces finesses-là.

On prononce ce mot :
Justice. La Justice ! oh ! cette idée entre toutes auguste et
vénérable, ce suprême équilibre, cette droiture rattachée aux
profondeurs, ce mystérieux scrupule puisé dans l’idéal, cette
rectitude souveraine compliquée d’un tremblement devant l’énormité
éternelle béante devant nous, cette chaste pudeur de l’impartialité
inaccessible, cette pondération où entre l’impondérable, cette
acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinée avec
la pitié, cet examen des actions humaines avec l’oeil divin, cette
bonté sévère, cette résultante lumineuse de la conscience
universelle, cette abstraction de l’absolu se faisant réalité
terrestre, cette vision du droit, cet éclair d’éternité apparu à l’homme,
la Justice ! cette intuition sacrée du vrai qui détermine, par sa
seule présence, les quantités relatives du bien et du mal et qui, à l’instant
où elle illumine l’homme, le fait momentanément Dieu, cette chose
finie qui a pour loi d’être proportionnée à l’infini, cette
entité céleste dont le paganisme fait une déesse et le christianisme
un archange, cette figure immense qui a les pieds sur le coeur humain et
les ailes dans les étoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette
cime de l’âme, cette vierge, ô Dieu bon, Dieu éternel, est-ce qu’il
est possible de se l’imaginer debout, sur la guillotine ? est-ce
qu’on peut se l’imaginer bouclant les courroies de la bascule sur
les jarrets d’un misérable ? est-ce qu’on peut se l’imaginer
défaisant avec ses doigts de lumière la ficelle monstrueuse du
couperet ? se l’imagine-t-on sacrant et dégradant à la fois ce
valet terrible, l’exécuteur ? se l’imagine-t-on étalée,
dépliée et collée par l’afficheur sur le poteau infâme du
pilori ? se la représente-t-on enfermée et voyageant dans ce sac
de nuit du bourreau Calcraft où est mêlée à des chaussettes et à
des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il
pendra demain !
Tant que la peine de mort
existera, on aura froid en entrant dans une cour d’assises, et il y
fera nuit.
En janvier dernier, en
Belgique, à l’époque des débats de Charleroi, – débats dans
lesquels, par parenthèse, il sembla résulter des révélations d’un
nommé Rabet que deux guillotinés des années précédentes, Goethals
et Coecke, étaient peut-être innocents (quel peut-être !) – au
milieu de ces débats, devant tant de crimes nés des brutalités de l’ignorance,
un avocat crut devoir et pouvoir démontrer la nécessité de l’enseignement
gratuit et obligatoire. Le procureur général l’interrompit et le
railla : Avocat, dit-il, ce n’est point ici la chambre. Non, monsieur le procureur général, c’est ici la tombe.
La peine de mort a des
partisans de deux sortes, ceux qui l’expliquent et ceux qui l’appliquent ;
en d’autres termes, ceux qui se chargent de la théorie et ceux qui se
chargent de la pratique. Or la pratique et la théorie ne sont pas d’accord ;
elles se donnent étrangement la réplique. Pour démolir la peine de
mort, vous n’avez qu’à ouvrir le débat entre la théorie et la
pratique. Écoutez plutôt. Ceux qui veulent le supplice, pourquoi le
veulent-ils ? Est-ce parce que le supplice est un exemple ?
Oui, dit la théorie. Non, dit la pratique. Et elle cache l’échafaud
le plus qu’elle peut, elle détruit Montfaucon, elle supprime le
crieur public, elle évite les jours de marché, elle bâtit sa
mécanique à minuit, elle fait son coup de grand matin ; dans de
certains pays, en Amérique et en Prusse, on pend et on décapite à
huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice ? Oui,
dit la théorie ; l’homme était coupable, il est puni. Non, dit
la pratique ; car l’homme est puni, c’est bien, il est mort, c’est
bon ; mais qu’est-ce que cette femme ? c’est une veuve. Et
qu’est-ce que ces enfants ? ce sont des orphelins. Le mort a
laissé cela derrière lui. Veuve et orphelins, c’est-à-dire punis et
pourtant innocents. Où est votre justice ? Mais si la peine de
mort n’est pas juste, est-ce quelle est utile ? Oui, dit la
théorie ; le cadavre nous laissera tranquilles. Non, dit la
pratique ; car ce cadavre vous lègue une famille ; famille
sans père, famille sans pain ; et voilà la veuve qui se prostitue
pour vivre, et voilà les orphelins qui volent pour manger.
Dumolard, voleur à l’âge
de cinq ans, était orphelin d’un guillotiné.
J’ai été fort insulté,
il y a quelques mois, pour avoir osé dire que c’était là une
circonstance atténuante.
On le voit, la peine de mort
n’est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu’est-elle donc ?
Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d’être en elle-même.
Mais alors quoi ! la guillotine pour la guillotine, l’art pour l’art.
Récapitulons.
Ainsi toutes les questions,
toutes sans exception, se dressent autour de la peine de mort, la
question sociale, la question morale, la question philosophique, la
question religieuse. Celle-ci surtout, cette dernière, qui est l’insondable,
vous en rendez-vous compte ? Ah ! j’y insiste, vous qui
voulez la mort, avez-vous réfléchi ? Avez-vous médité sur cette
brusque chute d’une vie humaine dans l’infini, chute inattendue des
profondeurs, arrivée hors de tour, sorte de surprise redoutable faite
au mystère ? Vous mettez un prêtre là, mais il tremble autant
que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur
par l’obscurité.
Vous ne vous êtes donc jamais penchés sur l’inconnu ?
Comment osez-vous précipiter là dedans quoi que ce soit ? Dès
que, sur le pavé de nos villes, un échafaud apparaît, il se fait dans
les ténèbres autour de ce point terrible un immense frémissement qui
part de votre place de Grève et ne s’arrête qu’à Dieu. Cet
empiétement étonne la nuit. Une exécution capitale, c’est la main
de la société qui tient un homme au-dessus du gouffre, s’ouvre et le
lâche. L’homme tombe. Le penseur, à qui certains phénomènes de l’inconnu
sont perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurité. Ô
hommes, qu’avez-vous fait ? qui donc connaît les frissons de l’ombre ?
où va cette âme ? que savez-vous ?
Il y a près de Paris un
champ hideux, Clamart. C’est le lieu des fosses maudites ; c’est
le rendez-vous des suppliciés ; pas un squelette n’est là avec
sa tête. Et la société humaine dort tranquille à côté de
cela ! Qu’il y ait sur la terre des cimetières faits par Dieu,
cela ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer
sans horreur à ceci, à un cimetière fait par l’homme !

Non, ne nous lassons pas de
répéter ce cri : Plus d’échafaud ! mort à la mort !
C’est à un certain respect
mystérieux de la vie qu’on reconnaît l’homme qui pense.
Je sais bien que les
philosophes sont des songe-creux. – À qui en veulent-ils ?
Vraiment, ils prétendent abolir la peine de mort ! Ils disent que
la peine de mort est un deuil pour l’humanité. Un deuil ! qu’ils
aillent donc un peu voir la foule rire autour de l’échafaud ! qu’ils
rentrent donc dans la réalité ! Où ils affirment le deuil, nous
constatons le rire. Ces gens-là sont dans les nuages. Ils crient à la
sauvagerie et à la barbarie parce qu’on pend un homme et qu’on
coupe une tête de temps en temps. Voilà des rêveurs ! Pas de
peine de mort, y pense-t-on ? peut-on rien imaginer de plus
extravagant ? Quoi ! plus d’échafaud, et en même temps,
plus de guerre ! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si
cela a du bon sens ! qui nous délivrera des philosophes ?
quand aura-t-on fini des systèmes, des théories, des impossibilités
et des folies ? Folies au nom de quoi, je vous prie ? au nom
du progrès ? mot vide ; au nom de l’idéal ? mot
sonore. Plus de bourreau, où en serions-nous ? Une société n’ayant
pas la mort pour code, quelle chimère ! La vie, quelle
utopie ! Qu’est-ce que tous ces faiseurs de réformes ? des
poètes. Gardons-nous des poètes. Ce qu’il faut au genre humain, ce n’est
pas Homère, c’est M. Fulchiron.
Il ferait beau voir une
société menée et une civilisation conduite par Eschyle, Sophocle,
Isaïe, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrèce, Virgile, Juvénal,
Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille, Molière et Voltaire.
Ce serait à se tenir les côtes.
Tous les hommes sérieux
éclateraient de rire. Tous les gens graves hausseraient les
épaules ; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus ce serait
le chaos ; demandez à tous les parquets possibles, à celui des
agents de change comme à celui des procureurs du roi.
Quoi qu’il en soit,
monsieur, cette question énorme, le meurtre légal, vous allez la
discuter de nouveau. Courage ! Ne lâchez pas prise. Que les hommes
de bien s’acharnent à la réussite.
Il n’y a pas de petit
peuple. Je le disais il y a peu de mois à la Belgique à propos des
condamnés de Charleroi ; qu’il me soit permis de le répéter à
la Suisse aujourd'hui. La grandeur d’un peuple ne se mesure pas plus
au nombre que la grandeur d’un homme ne se mesure à la taille. L’unique
mesure, c’est la quantité d’intelligence et la quantité de vertu.
Qui donne un grand exemple est grand. Les petites nations seront les
grandes nations le jour où, à côté des peuples forts en nombre et
vastes en territoire qui s’obstinent dans les fanatismes et les
préjugés, dans la haine, dans la guerre, dans l’esclavage et dans la
mort, elles pratiqueront doucement et fièrement la fraternité,
abhorreront le glaive, anéantiront l’échafaud, glorifieront le
progrès, et souriront, sereines comme le ciel. Les mots sont vains si
les idées ne sont pas dessous. Il ne suffit pas d’être la
république, il faut encore être la liberté ; il ne suffit pas
d'être la démocratie, il faut encore être l’humanité. Un peuple
doit être un homme, et un homme doit être une âme. Au moment où l’Europe
recule, il serait beau que Genève avançât. Que la Suisse y songe, et
votre noble petite république en particulier, une république plaçant
en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable. Ce
serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil
antagonisme instructif, Genève et Rome, et d’offrir aux regards et à
la méditation du monde civilisé, d’un côté Rome avec sa papauté
qui condamne et damne, de l’autre Genève avec son évangile qui
pardonne.
Ô peuple de Genève, votre
ville est sur un lac de l’Éden, vous êtes dans un lieu béni ;
toutes les magnificences de la création vous environnent ; la
contemplation habituelle du beau révèle le vrai et impose des
devoirs ; la civilisation doit être harmonie comme la
nature ; prenez conseil de toutes ces clémentes merveilles,
croyez-en votre ciel radieux, la bonté descend de l’azur, abolissez l’échafaud.
Ne soyez pas ingrats. Qu’il ne soit pas dit qu’en remerciement et en
échange, sur cet admirable coin de terre où Dieu montre à l’homme
la splendeur sacrée des Alpes, l’Arve et le Rhône, le Léman bleu,
le mont Blanc dans une auréole de soleil, l’homme montre à Dieu la
guillotine !
Si rapide qu’eût été la
réponse de Victor Hugo, la délibération du comité constituant fut
plus hâtive encore, et, quand la lettre arriva, le travail était
terminé. Le projet de constitution maintenait la peine de mort. Victor
Hugo ne se découragea pas. Le peuple n’ayant pas encore voté, tout n’était
pas fini. Victor Hugo écrivit à M. Bost
Hauteville-House,
29 novembre 1802.
Monsieur,
La lettre que j’ai eu l’honneur
de vous envoyer le 17 novembre vous est parvenue, je pense, le 19
ou le 20. Le lendemain même du jour où je dictais cette lettre, a
éclaté, devant la cour d’assises de la Somme, cette affaire
Doise-Gardin qui non seulement a tout à coup mis en lumière certaines
éventualités épouvantables de la peine de mort, mais encore a rendu
palpable l’urgence d’une grande révision pénale ; les faits
monstrueux ont une manière à eux de démontrer la nécessité des
réformes.
Aujourd’hui, 20 novembre,
je lis dans la Presse ces lignes datées du 24 et de Berne
« Vous avez reproduit la
lettre adressée par M. Victor Hugo à M. Bost, de Genève, au sujet de
la peine de mort. La publication de cette lettre est venue un peu
tard ; depuis quinze jours la constituante genevoise a terminé ses
travaux. La constitution qu’elle a élaborée ne donne point
satisfaction aux voeux du poète, puisqu’elle n’abolit pas la peine
de mort, sinon pour délit politique. »
Non, il n’est pas trop
tard.
En écrivant, je m’adressais
moins au comité constituant, qui prépare, qu’au peuple, qui décide.
Dans quelques jours, le 7
décembre, le projet de constitution sera soumis au peuple. Donc il est
temps encore.
Une constitution qui, au
dix-neuvième siècle, contient une quantité quelconque de peine de
mort, n’est pas digne d’une république ; qui dit république,
dit expressément civilisation ; et le peuple de Genève, en
rejetant, comme c’est son droit et son devoir, le projet qu’on va
lui soumettre, fera un de ces actes doublement grands qui ont tout à la
fois l’empreinte de la souveraineté et l’empreinte de la justice.
Vous jugerez peut-être utile
de publier cette lettre.
Je vous offre, monsieur, la
nouvelle assurance de ma haute estime et de ma vive cordialité.
V. H.

La lettre fut publiée, le
peuple vota, il rejeta le projet de constitution.
Quelques jours après, Victor
Hugo reçut cette lettre
Nous avons triomphé, la
constitution des conservateurs est rejetée. Votre lettre a produit son
effet, tous les journaux l’ont publiée, les catholiques l’ont
combattue, M. Bost l’a imprimée à part à mille exemplaires, et le
comité radical à quatre mille. Les radicaux, M. James Fazy en tête,
se sont fait de votre lettre une arme de guerre, et les indépendants se
sont aussi prononcés à votre suite pour l’abolition. Votre
prépondérance a été complète. Quelques radicaux n’étaient pas
très décidés auparavant ; c’est un radical, M. Héroi, qui
passe pour avoir déterminé les deux exécutions de Vary et d’Elcy,
et le grand conseil, qui a refusé ces deux grâces, est tout radical.
Cependant, en somme, les
radicaux sont gens de progrès et, maintenant que les voilà engagés
contre la peine de mort, ils ne reculeront pas. On regarde ici l’abolition
de l’échafaud comme certaine, et l’honneur, monsieur, vous on
revient. J’espère que nous arriverons aussi à cet autre grand
progrès, la séparation de l’Église et de l’État.
Je ne suis qu’un homme bien
obscur, monsieur, mais je suis heureux ; je vous félicite et je
nous félicite. L’immense effet de votre lettre nous honore. La patrie
de M. de Sellon ne pouvait être insensible à la voix de Victor Hugo.
Excusez cette lettre écrite
en bête, et veuillez agréer mon profond respect.
A. GAYET (de Bonneville).

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